Allocution de Catherine Russell, directrice générale de l’UNICEF, lors de la réunion du Conseil de sécurité des Nations unies sur le Soudan.
New York, le 13 mars 2025 – « Excellences, chers collègues, je vous remercie de m’avoir invitée à prendre la parole ici aujourd’hui.
Je tiens à exprimer ma gratitude au Danemark et au Royaume-Uni pour avoir organisé et accueilli cette réunion d’information pendant la présidence danoise du Conseil de sécurité. Je tiens également à remercier mes collègues de MSF qui font un travail formidable au Soudan et dans d’autres endroits très difficiles du monde.
La nécessité de cette discussion ne pourrait être plus urgente.
Près de deux ans après le début du conflit, le Soudan est aujourd’hui le théâtre de la crise humanitaire la plus importante et la plus dévastatrice au monde.
Polycrise
Alors que son économie, son système de services publics et ses infrastructures sont au bord de l’effondrement et qu’aucune issue au conflit ne semble émerger, nous estimons que près des deux tiers de la population totale du Soudan, soit plus de 30 millions de personnes, auront besoin d’une aide humanitaire cette année. Parmi eux, 16 millions sont des enfants, qui paient un terrible tribut.
La famine sévit dans des zones à haut risque dans au moins cinq localités du Soudan, où vivent environ 1,3 million d’enfants de moins de cinq ans.
Plus de 3 millions d’enfants de moins de cinq ans sont exposés à un risque imminent d’épidémies mortelles, notamment de choléra, de paludisme et de dengue, en raison d’un système de santé défaillant.
16,5 millions d’enfants en âge d’être à l’école, soit près d’une génération entière, ne sont pas scolarisés.
Il ne s’agit pas seulement d’une crise, mais d’une polycrise qui touche tous les secteurs : santé, nutrition, eau, éducation et protection.
Excellences, les enfants au Soudan endurent des souffrances inimaginables et une violence atroce. La dernière fois que je me suis rendue au Soudan, j’ai rencontré des familles et des enfants plongés dans ce cauchemar. Leurs histoires sont déchirantes et exigent une action immédiate.
Les combats se déroulent à leur porte, à proximité de leurs maisons, de leurs écoles et de leurs hôpitaux, ainsi que dans de nombreuses villes, villages et hameaux du pays.
Des victimes innocentes
L’UNICEF continue de recevoir des rapports alarmants faisant état de graves violations à l’encontre des enfants pris au piège de ce conflit, notamment leur recrutement et leur utilisation par des groupes armés.
Entre juin et décembre 2024, plus de 900 cas de violations graves contre des enfants ont été signalés, dont 80 % concernaient le meurtre et la mutilation d’enfants, principalement dans les États du Darfour, de Khartoum et d’Al Jazirah. Malheureusement, nous savons que ces chiffres ne représentent qu’une infime partie de la réalité.
En l’espace de deux jours seulement en février, 21 enfants ont été tués et 29 autres mutilés par des bombardements à Kadugli, dans l’État du Kordofan du Sud, 11 autres enfants ont été tués lors du bombardement d’un marché aux bestiaux à El Fasher, dans l’État du Darfour-Nord, et 8 autres enfants ont été tués et 6 autres mutilés lors du bombardement d’un marché à Khartoum.
L’utilisation généralisée d’armes explosives continue de proliférer, avec des conséquences dévastatrices pour les enfants. Ces armes ne disparaîtront pas avec la fin du conflit. La contamination par les munitions continuera de menacer la vie des enfants et de tous les civils, en particulier les personnes déplacées à l’intérieur du pays et celles qui retournent chez elles, dans leurs écoles et leurs communautés. Nous estimons que 13 millions de civils sont en danger. Par ailleurs, la prolifération de ces armes empêche également les humanitaires d’atteindre les populations en toute sécurité.
Excellences, dans ce conflit, nous assistons également à une rupture de l’État de droit et à une impunité totale des auteurs infligeant de terribles souffrances aux enfants.
Le viol comme arme de guerre
Aujourd’hui, au Soudan, la violence sexuelle est omniprésente. Elle est utilisée pour humilier, dominer, disperser, déplacer de force et terroriser toute une population.
À l’heure actuelle, on estime que 12,1 millions de femmes et de filles, et de plus en plus d’hommes et de garçons, sont exposés au risque de violence sexuelle. Cela représente une augmentation de 80 % par rapport à l’année précédente.
Selon les données analysées par l’UNICEF et recueillies par les acteurs de terrain au Soudan, 221 cas de viols d’enfants ont été signalés en 2024 dans neuf États. Nous estimons que 67 % de ces enfants sont des filles et 33 % des garçons. Dans 16 des cas enregistrés, les enfants avaient moins de cinq ans. Quatre étaient des bébés de moins d’un an.
Les données ne nous donnent qu’un aperçu de ce que nous savons être une crise bien plus vaste et dévastatrice. Les survivants et leurs familles sont souvent hésitants ou incapables de se manifester en raison des difficultés d’accès aux services, par peur de la stigmatisation sociale ou du risque de représailles. Leurs histoires poignantes exigent que des mesures soient prises. Une jeune fille nous a raconté comment, alors qu’elle était seule à Khartoum après la mort de ses parents, elle a été violée par quatre hommes armés et masqués. Même après avoir enduré tant d’horreurs, elle a décrit ce viol cela comme « la plus grande épreuve » qu’elle ait jamais traversée. Le traumatisme que vivent ces enfants et les profondes cicatrices qu’il laisse ne disparaissent pas avec la signature d’un cessez-le-feu ou d’un accord de paix. Ils auront besoin de soins et d’un soutien continus pour guérir et reconstruire leur vie.
Sécuriser l’accès humanitaire
Excellences, l’ampleur et la gravité de cette crise exigent une désescalade urgente du conflit et la garantie d’un accès humanitaire sans restriction, à la fois à travers les frontières et les lignes de conflit, afin de lutter contre la famine et de l’endiguer, et pour répondre aux besoins immédiats de millions de personnes vulnérables.
Les acteurs humanitaires se heurtent fréquemment à des obstacles pour obtenir les autorisations nécessaires à la livraison de fournitures dans les zones touchées par un conflit armé. Les lignes de front sont en constante évolution. Les voies qui sont ouvertes aujourd’hui peuvent être fermées demain. Les acteurs humanitaires doivent être prêts à saisir toutes les opportunités transfrontalières pour pouvoir acheminer des fournitures vitales à travers le pays.
Malheureusement, les parties n’ont pas convenu d’itinéraires communs à travers les lignes de conflit pour l’acheminement de l’aide, en particulier dans les zones les plus affectées par le conflit. Cette absence d’accord implique que les organisations humanitaires ne peuvent obtenir des garanties de sûreté et de sécurité que de manière ponctuelle, ce qui réduit le flux d’aide et empêche les enfants et leurs familles d’accéder aux produits de première nécessité dont ils ont besoin pour survivre.
Il n’est pas surprenant que l’insécurité alimentaire et la malnutrition augmentent dans toutes les régions coupées de l’aide humanitaire.
Plus de 770 000 enfants devraient souffrir de malnutrition aiguë sévère cette année, souvent dans des régions que nous avons du mal à atteindre. Sans une aide vitale, beaucoup de ces enfants mourront.
Et les travailleurs humanitaires au Soudan, comme partout dans le monde, risquent eux-mêmes d’être attaqués, blessés ou tués.
Depuis le début du conflit au Soudan, plus de 110 travailleurs humanitaires ont été tués, blessés, enlevés ou sont toujours portés disparus. Nous avons besoin de votre voix pour assurer la protection des travailleurs humanitaires et des organismes communautaires travaillant au Soudan.
L’action de l’UNICEF et de ses partenaires
Malgré ces immenses défis, l’UNICEF continue d’intervenir partout et de toutes les manières possibles – en délivrant des fournitures et des services vitaux dans les zones sensibles, en soutenant les personnes déplacées et les communautés d’accueil, et en renforçant la résilience des populations.
Pour ne citer que quelques exemples de nos efforts continus pour répondre à l’escalade des besoins humanitaires, en 2024, l’UNICEF et ses partenaires ont fourni de l’eau potable à plus de 9,8 millions d’enfants et de familles.
Nous avons dépisté la malnutrition chez 6,7 millions d’enfants et fourni des traitements vitaux à 422 000 enfants souffrant de malnutrition sévère.
Nous avons fourni des services de conseil en santé mentale, d’éducation et de protection à 2,7 millions d’enfants et aux personnes s’occupant d’eux.
Ces interventions sont essentielles, mais elles sont loin d’être suffisantes pour protéger les enfants du Soudan et l’avenir de ce pays.
Impératifs humanitaires
L’ampleur et la gravité de cette crise exigent un cessez-le-feu immédiat et la reprise d’un dialogue politique qui puisse enfin mettre un terme au conflit, conformément à la résolution 2724 du Conseil de sécurité des Nations unies.
Si cela ne peut être réalisé immédiatement, des pauses humanitaires temporaires et des cessez-le-feu localisés doivent être mis en place de toute urgence afin que nous puissions atteindre les enfants dans les zones de conflit et les endroits difficiles d’accès, faire face à la famine et répondre aux besoins en matière de protection. Excellences, je voudrais conclure en adressant quatre demandes urgentes à ce Conseil :
- Premièrement, le monde entier doit s’unir pour demander la protection des enfants et des infrastructures dont ils dépendent pour survivre, conformément au droit humanitaire international, aux droits de l’homme et, plus simplement, aux principes fondamentaux d’humanité. Les parties au conflit doivent mettre un terme à la violence, y compris à la violence sexuelle – notamment à l’encontre des enfants -, en mettant en place des mesures visant à tenir tous les agresseurs pour responsables de leurs actes et en s’engageant à mettre en œuvre des plans d’action en collaboration avec les Nations unies afin de mettre un terme aux graves violations commises à l’encontre des enfants et d’empêcher qu’elles ne se poursuivent. Documenter les cas de violence et de violence sexuelle est une étape essentielle vers la justice et la réparation. Mais les acteurs humanitaires, la société civile soudanaise et les volontaires locaux sont aujourd’hui menacés pour avoir dénoncé et documenté ces violations des droits de l’homme. Ces héros doivent être protégés.
- Deuxièmement, nous demandons à ce Conseil de s’engager auprès de toutes les parties prenantes et de les presser à garantir la circulation rapide, sans entrave et en toute sécurité des travailleurs et des approvisionnements humanitaires à travers les lignes de conflit et au-delà des frontières, par tous les points d’entrée. Nous ne pouvons pas atteindre les enfants qui en ont désespérément besoin et enrayer la famine lorsque des obstacles bureaucratiques et administratifs se dressent sur notre route. Par exemple, l’accès humanitaire via le poste frontière d’Aweil pour atteindre le Darfour oriental et le Kordofan occidental est essentiel. Nous avons besoin de vos voix pour que les Nations unies puissent rétablir en toute sécurité leurs bureaux à Zalingei, au Darfour central, et à Kadugli, au Kordofan méridional. Nous demandons également à ce Conseil de rétablir et de faciliter la présence permanente de l’ONU et de ses partenaires dans les zones où les besoins sont les plus critiques.
- Troisièmement, nous demandons d’urgence l’arrêt de tout soutien militaire aux parties, et nous appelons à nouveau tous les États membres à user de leur pouvoir et de leur influence pour empêcher une nouvelle escalade de la violence. Veiller à ce que les parties respectent et se conforment aux lois internationales et faciliter le dialogue politique sont les seuls moyens de mettre fin à ce conflit et de donner l’espoir d’une paix durable aux millions de Soudanais dévastés par cette guerre.
- Enfin, nous demandons à ce Conseil d’appeler les donateurs à s’assurer que l’UNICEF et toutes les autres organisations humanitaires puissent rester et agir pour les enfants du Soudan. Seule une mobilisation massive de ressources peut sauver leurs vies et leur avenir. UNICEF Soudan estime qu’en 2025, il faudra 1 milliard de dollars pour apporter une aide vitale à 8,7 millions d’enfants vulnérables. Aujourd’hui, plus que jamais, un financement flexible est essentiel pour garantir la capacité des acteurs humanitaires à réagir rapidement lors des crises émergentes et pour maintenir les services dont les enfants ont besoin pour survivre, en particulier en matière de nutrition, d’eau et d’assainissement, de protection de l’enfance, de santé et d’éducation. Ces investissements sont nécessaires de toute urgence pour empêcher l’effondrement des systèmes de services publics au Soudan.
Sans ces actions urgentes, cette crise affectera davantage les populations civiles soudanaise et leurs souffrances s’aggraveront, entraînant une catastrophe générationnelle menaçant l’avenir du Soudan, de la région et au-delà.
Excellences, en tant qu’acteur humanitaire apolitique, impartial et indépendant, l’UNICEF reste déterminé à fournir une aide humanitaire et une protection à tous les enfants dans le besoin au Soudan et dans les pays voisins. Nous comptons sur vous pour nous aider dans ce travail d’une importance capitale. Et les enfants du Soudan comptent sur nous tous.
Je vous remercie à nouveau de m’avoir donné l’occasion de m’adresser à vous aujourd’hui. »

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